François Berger

écrivain, éditeur, essayiste et conférencier

Tiers inclus

Il y a bien longtemps je découvris le code pénal que mon père, remarquable plaideur, avait laissé sur une table. Je l’ouvris, l’emportai et le lus. Ce voyage dans ce catalogue des délits et des peines excita mon imagination. De multiples personnages apparurent, sous un anonymat intégral, toujours en ces termes initiaux : « Celui qui aura tué … celui qui aura volé … celui qui aura porté atteinte à l’honneur … » Qui donc était « Celui qui » ? Cet homme ou cette femme que mon père allait défendre. Il n’avait ni visage, ni parole. Ces deux mots qui le désignaient étaient porteurs d’un nouvel imaginaire. Le droit, l’école la plus puissante de l’imagination ? Hector, un personnage de Giraudoux, l’affirme. Des mots circulaient devant mes yeux. N’était-ce pas déjà une autre façon, à la faible lueur de mon imagination d’alors, de faire de la littérature ? Sous les images, l’écriture. Entre les deux la parole en action. C’est bien plus tard que « Celui qui » sera un tiers qui survient dans le texte en formation ou le détermine. Pourquoi parle-t-on toujours de personnages et non de personnes ? Par complexe à l’égard d’une réalité qu’on dit insaisissable ? Où finit-elle ? Où commence la fiction ? Eternels débats. La frontière est ténue et la fiction peut jaillir très vite. Lui, elle, eux, au moment où je choisis d’en faire des personnages, quelle distance entre leur réalité et ce que mon imaginaire en fait ? Si je pense aux tiers rencontrés, les caractéristiques de chacun d’eux n’ont souvent plus grand-chose à voir (c’est le cas de le dire !) avec mes personnages de fiction. Une alchimie s’est opérée. La création n’est pas seulement un acte mais aussi un espace où la personne devient personnage.

Parmi ces tiers, ce célèbre directeur d’établissement psychiatrique, cette avocate belle, riche et indépendante, ce ténor du barreau qui aimait s’écouter, ce conseiller fédéral plus esthète qu’administrateur, quelques diplomates, une maghrébine abandonnée à son triste sort et qui couvait un fiston insupportable, une ancienne danseuse de cabaret, un contrôleur de trains, une violoniste, sans oublier mon frère, grand libertaire devant l’Eternel, qui fit tous les métiers, disparu trop tôt, soit des hommes, des femmes, quelques enfants, qui ont laissé leurs traces, plus ou moins visibles et reconnaissables, dans mes romans. Peut-être même déjà dans mes poèmes en vers libres. « Tout poème recèle en son fond un récit » (Bonnefoy). L’original inspire un projet dont le résultat s’avère toujours fort différent de l’intention. Cependant si l’original n’avait pas existé, le projet n’aurait pas mûri.

Le célèbre psychiatre adorait les femmes et aimait les arts. En raison de sa gentillesse légendaire on l’appelait « le bon docteur ». Il était marié depuis belle lurette mais s’ennuyait avec sa femme. Il aimait sortir seul, lisait beaucoup, tombait parfois amoureux, vivait une aventure, sa conjointe fermant les yeux. Il se méfiait de la psychanalyse, ce qui n’était pas la moindre de ses qualités. J’ai gardé en mémoire sa forte personnalité et quelques souvenirs évocateurs. Il était fier lorsqu’il exhibait, devant moi, la canne que lui avait offerte Hermann Hesse qu’il avait bien connu, venu se réfugier dans sa clinique lors de l’attribution du Nobel. Dans mon roman je parle de ce détail. La canne de Hesse, ce n’est pas n’importe quelle canne, n’est-ce pas ? Imaginant que l’avocate indépendante qui fut, un temps, ma compagne, pouvait devenir sa meilleure moitié, je la lui ai « donnée », non par compassion pour sa vie conjugale ennuyeuse, mais par nécessité romanesque. Le roman, c’est aussi l’art des rencontres qui ont échappé à la réalité ou dont celle-ci n’a pas voulu.

Aïcha, seule, à la recherche d’un mari pour elle et d’un père pour son enfant terrible, jeune arabe sans argent, divorcée, vivait difficilement en Suisse romande. Sa réalité m’avait touché. Elle m’a inspiré une histoire qui finit plutôt tragiquement alors que dans la réalité je l’ai aidée, mais sans doute pas autant qu’elle ne le souhaitait. Quand je repense à ce livre, je me dis que sa réalité fut préférable à sa vie imaginée. Les écrivains se mettent en ménage avec leurs personnages. Aïcha aurait préféré que je me fusse mis en ménage, pour de bon, avec elle.

Les tiers à l’origine de nos livres sont parfois aussi insupportables que certains de nos personnages, mais seuls ces derniers peuvent être supprimés, et encore ce n’est pas si simple. L’écrivain est le dernier monarque absolu. Cependant, et sans les autres, il n’aurait pas de royaume pour rêver, il ne pourrait pas écrire de livres ! Son royal pouvoir il le tient de la vivante humanité qu’il fait dévier, d’un trait de plume, vers une autre réalité, la sienne, espérant alors d’heureuses rencontres avec d’autres tiers, ses lecteurs !

François Berger, écrivain, Neuchâtel
Sur demande communication de la référence de la publication