François Berger

écrivain, éditeur, essayiste et conférencier

Bonnefoy en son vrai lieu

A Vevey, le Musée Jenisch, après avoir exposé, entre autres, Ubac, Palézieux, Bokor, accueille Yves Bonnefoy et des peintres qu’il aime, sur lesquels il a écrit 1). Parmi eux, Balthus, Bokor, Giacometti, Tàpies. Des photographes aussi, Cartier-Bresson, Martine Franck. Un hommage rendu au grand poète pour célébrer le 75ème anniversaire d’Arts et Lettres, Association dont on sait les activités dans le domaine de la musique, des Lettres et de la peinture.

 

C’est une magnifique anthologie de textes d’Yves Bonnefoy, né en 1923, qu’Arts et Lettres, présidée par Bernard Blatter, a publiée pour la circonstance. Deux études, l’une sur un petit tableau d’Adam Elsheimer (fin XVIème), l’autre sur « Les Bergers d’Arcadie », de Poussin, précèdent vingt-trois extraits sur des peintres, des artistes de notre siècle. Ce livre comporte, en outre, une excellente introduction de John E. Jackson à l’oeuvre du poète, ainsi qu’un entretien de celui-ci avec sa proche collaboratrice, Odile Bombarde, maître de conférences au Collège de France où Bonnefoy tint la chaire d’études comparées de la fonction poétique. La publication est augmentée d’une bibliographie, de repères biographiques, et de la liste des oeuvres exposées (146) dont plusieurs sont reproduites en couleurs. De la belle ouvrage !

Bonnefoy, à Vevey, se trouve deux fois chez lui dit justement Jackson. Parmi les peintres qu’il a aimés, avec lesquels il a collaboré, et dans un lieu où les critères qui déterminent le choix des oeuvres sont très proches des siens. On sait son goût, déjà ancien, pour la peinture, et le savoir qui s’est constitué et qui s’est traduit dans de nombreuses publications de référence.

Une exposition dont le poète dit tout le plaisir qu’elle suscite en lui mais aussi l’inquiétude en notre époque où est caractéristique le fait qu’il n’y a plus, entre l’artiste et la société, le lien d’une « espérance commune, au plan fondamental où se formait jadis le rêve du salut après la mort, par exemple ».

L’art qui lui paraît le plus vrai, aujourd’hui, « c’est celui qui sait reconnaître ce sacré (un arbre devant le soleil couchant, une vitrine que quelques femmes regardent), qui sait opposer ce silence aux clameurs de l’affairement aveugle ». Le sacré, le silence, cela revient souvent. Et le poète de penser et de nous donner à penser aux hommes et aux femmes que montre Hopper, au travers d’une vitre où l’explication est étouffée, aux enfants, aux adolescents dont Balthus a compris « qu’ils ne sont eux-mêmes encore que l’en-deçà du monde de savoirs, de convictions … », Hopper, Balthus, qui puisent, précise-t-il, à la source de l’art non narrateur de Piero della Francesca, de Degas. Balthus, à cette source ? Je suis plus réservé. Ne puise-t-il pas davantage dans un temps d’avant Piero, dans une certaine féodalité dont il est le seul à tenir le secret ?

 

En face de l’éternel,

je ne suis que pure distraction

 

Le sacré : il en dit, en répète, toute l’importance. Mais le divin est absent. Bonnefoy est plus que discret à l’égard de la divinité, de Dieu. Car ce n’est pas son goût « de rêver de couleurs ou de formes inconnues, ni d’un dépassement de la beauté de ce monde. J’aime la terre, ce que je vois me comble … » écrivait-il il y a quelque vingt-cinq ans dans l’Arrière-pays 2). L’ascendance paysanne du poète n’y est peut-être pas étrangère. Sa belle tête, avec tant de ciel rassemblé dans ses yeux vifs, pénétrants, est bien celle d’un homme aux racines profondément ancrées dans cette terre qu’il habite. L’atteste aussi son écriture où les lettres, les jambages, comme unis à d’invisibles racines, les mots séparés traduisant un grand besoin d’espace, de découvertes, pour nourrir la réflexion, la pensée.

« En face de l’éternel, je ne suis que pure distraction », m’a-t-il écrit un jour. Eternel alors avec « e » minuscule, par distraction ? M’ont toujours laissé songeur, l’affection, l’admiration très grande de Bonnefoy pour Piero le platonicien, non par doute de la sincérité du poète, mais parce que ce peintre n’est point « pure distraction devant l’éternel ». Platon n’a-t-il préparé la voie du christianisme, c’est-à-dire de la présence la plus complète et la plus nette de Dieu dans le monde ? Mais l’esprit, selon le poète, est revenu de ses illusions. Il s’est tourné vers le spectacle de la nature « comme celle-ci existait avant le langage … » Et le sacré est ici, dans le simple, « celui de la feuille qui tombe ou de l’eau qui a des remous sur la pierre ».

Les artistes qu’il aime et dont plusieurs sont présents à Vevey, c’est précisément à ce simple, avec leur génie propre, qu’ils sont sensibles. Les textes livrés, et pour notre joie, sont très beaux, denses, la voix du poète immédiatement reconnaissable, haute tenue, probité, poésie souveraine, constamment au service de l’esprit. On est toujours un seul être, quelque part invariable, comme de l’éternel malgré nous, non ?

 

J’aime la terre,

ce que je vois me comble

 

Le comte Balthazar Klossowski de Rola, dit Balthus, on commencera par lui. Ainsi dans le livre. Ordre alphabétique oblige. Balthus le catholique, le croyant, le féodal. Le peintre qui a compris que l’enfant, la jeune fille « ne sont eux-mêmes encore que l’en-deçà du monde de valeurs qu’il leur faudra assumer dans leur existence à venir, et dont il aime qu’ils se savent ainsi vacants, et mystérieusement heureux de cette vacance : un temps d’arrêt qui est plus dense que le temps de l’action, étant le sacré encore, comme dans les figures de la statuaire grecque archaïque. « Deux dessins, à voir de près, sans précipitation, « Tête de Katia  » (1969) et « Jeune fille étendue » (1972) illustrent ces propos.

Et il y a aussi, bien sûr, Giacometti, Alberto, sur lequel Bonnefoy a publié, voilà quelques années, un grand livre 3). Giacometti, dont une des oeuvres exposées, « Paysage à Maloja », figure sur la page de couverture de la publication, la cime blanche et ce bleu qui là est clair à cause de ce peu de lumière au-dessus. La cime ? Et me revient ce vers de Bonnefoy : « L’imperfection est la cime ». Anti-platonisme ? Laissons pour l’heure cette question. Giacometti donc, lequel savait que « s’il échouait dans ses entreprises d’artiste, c’était parce que la merveille est au-delà de toutes les prises, mais sans pour autant que cela prive de sens l’effort qu’on fait pour l’atteindre. » Platon de nouveau  ? Ah ! décidément ! Et l’effort de l’artiste fonde une éthique qui justifie toute son entreprise. Giacometti, Balthus, ces deux esprits, dit Bonnefoy, « qu’on sent liés en dépit de tant de différences ».

« J’aime la terre, ce que je vois me comble », ai-je rappelé à l’instant. Tàpies ne peut que séduire, parler au poète, Tàpies qui « accepte le donné du monde en ces aspects rebutants autant qu’en ceux qui d’emblée séduisent, gardant l’excrément près de la fleur ou des noeuds de vieille filasse sur de grandes tables de pierre. »

Morandi, Palézieux, Ubac, Bokor, qui a « réinventé la confiance, réaffermi une idée du monde, recréé – littéralement – la lumière », bien d’autres, d’incontestable valeur, que Bonnefoy nous invite, en grand poète qu’il est, avec toute l’exigence que cela requiert, à découvrir, à redécouvrir. Des photographes aussi, Cartier-Bresson, qui certainement en a surpris plus d’un en disant : « Quant à la photographie, je n’y entends rien », ou Martine Franck, dont l’oeuvre touche par cette « solidarité profonde, métaphysique, qui la lie à tous ses modèles. »

Et, pour conclure provisoirement, on conclut toujours provisoirement, cette question toute pertinente : « L’Occident, le monde, vont-ils périr de trop de photographies ? Qui sait, ils seront peut-être sauvés, au bord de la fin des temps, par l’évidence ingénue, épiphanique, de quelques-unes. »

Et peut-être aussi par celle de quelques vers, de quelques grandes toiles …

Par François Berger
Illustration : un portrait récent d’Yves Bonnefoy
Publication dans L’Express de Neuchâtel du 30 octobre 1996
1. Yves Bonnefoy, La poésie et les arts plastiques, Arts et Lettres, Vevey, 1996
2. Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Skira, 1972
3. Yves Bonnefoy, Alberto Giacometti, biographie d’une oeuvre, Flammarion, 1991

L’exposition au Musée de Vevey a lieu du 12 octobre 1996 au 26 janvier 1997
Sur demande communication de la référence de la publication