François Berger

écrivain, éditeur, essayiste et conférencier

Claude Frochaux, l’Ordre humain

Dès son plus jeune âge Claude Frochaux fut un grand lecteur. Sa voix était toute tracée. D’abord libraire, puis éditeur durant plus de 30 ans aux éditions l’Age d’Homme. Il y verra passer des myriades d’écrivains et de manuscrits, sachant toujours trouver, pour les refusés, le mot aimable, encourageant. Auteur également de romans, d’essais, de pièces de théâtre, il affirme depuis longtemps que l’art a perdu sa fonction consistant à trouver des formes reflétant les rapports de force entre la nature et les sociétés humaines.

Son plus récent essai, L’Ordre humain, interpelle. C’est au cours des années 1960-75, auxquelles Frochaux accorde une importance déterminante, que l’humain a dépassé la nature. Au départ, c’était le tout sacré et le zéro pour cent de profane. Mais le zéro pour cent de profane est devenu le cent pour cent et le cent pour cent de sacré devenu zéro pour cent. Si tant est que le propos péremptoire soit discutable, le passage d’un monde dominé par le sacré à un monde où règne le profane n’est guère contestable. Même si, comme nous le pensons, le sacré continue d’œuvrer à part, avec son mysticisme personnalisé.

Cette profonde modification ne concerne pas que le religieux, la technique et les sciences, les arts et lettres en étant aussi la figuration. Lorsque Le Caravage peint une Crucifixion, il donne les traits de ses contemporains au Romain qui crucifie. On n’est plus dans la mystique mais dans la réalité. Il y a un sens que l’on peut décrypter, ressemblant à des lois se développant à travers l’Histoire, tels le rationalisme, la laïcité, l’individualisme, et finalement la démocratisation. Dans le roman l’intériorisation deviendra prioritaire (Proust, Joyce). En peinture Picasso rompt avec l’harmonie traditionnelle. L’enjeu n’est plus la beauté ou la laideur, mais de savoir qui commande et c’est l’homme et non plus la nature. Pour la dominer, il fallait faire le contraire, se montrer dysharmonieux.

Si le profane l’a emporté sur le sacré, donc sur la nature, quelles en sont les conséquences ? Disparition de la mélodie qui reflétait l’harmonie avec la nature que nous avons éconduite. En musique, on a déjà rompu avec le système tonal car trop d’harmonie. Le développement de la personne relègue les philosophes dans les marges élitaires et le nouveau dessin s’appelle design. La bande dessinée et le polar occupent les espaces délaissés par la littérature. Quelles seraient les raisons de cette métamorphose dans les formes et les genres ? Il faut revenir à la religion, à l’imagination, souligne l’essayiste. Au début le prêtre et le poète ne formaient qu’un écrivait le poète, philosophe et juriste allemand Novalis, à la fin du dix-huitième siècle, époque de profondes métamorphoses sociales et politiques tant en Europe qu’outre-Atlantique.

Selon Frochaux, qui n’a jamais fait mystère de son athéisme, l’imagination a créé Dieu et les religions pour deux raisons essentielles : ne pas se tuer et parler avec la nature pour la rejoindre avant de la dépasser. Dans un précédant essai (L’Homme religieux, L’Age d’Homme), il constatait la fin de toute transcendance à l’origine des dépassements artistiques.

Il n’y aura plus de Molière, de Raphaël, de Shakespeare, ils appartiennent à un monde où le cerveau humain dans sa tension vers un infini inatteignable s’écartelait jusqu’à la folie parfois, jusqu’au génie souvent. Aujourd’hui les artistes ne peuvent plus évoluer dans le grand espace métaphysico-imaginaire ouvert puis maintenu par la religion. Si cela leur est encore possible, c’est en mode mineur, en lettres minuscules. L’humain, emporté par ses élans conquérants, est allé trop loin. Il a abusé de la nature. Ironie cependant, car c’est le vaincu qui impose ses conditions !

Nous voilà devant l’impérative nécessité de trouver une entente avec la nature qui n’attend rien de plus de nous qu’un respect devenu synonyme de survie, lance-t-il en forme d’avertissement.

Un essai vif, dense, plein de fraîcheur, un des traits caractéristiques des écrits de Claude Frochaux qui a aussi le grand mérite d’intégrer, dans sa réflexion philosophique, la dimension religieuse délaissée par l’époque.

François Berger