Tous ceux qui l’ont rencontré le disent : il y a chez Adonis (1930) beaucoup de douceur dans le regard, la voix, et ce charmant accent oriental qui fait rouler les mots dans un français parfait appris à l’Alliance française de Tartous, en Syrie, quand le jeune Ali Ahmad Saïd Esber avait une dizaine d’années. Il y a aussi la lecture de Baudelaire, puis le Paris des années soixante. Après des études au Liban, la direction de revues poétiques, un doctorat à Paris, il se déplacera sans cesse du pays des cèdres à la Ville Lumière. Il a choisi le nom d’Adonis pour se libérer de son patronyme et d’une appartenance sociale refermée sur la religion. « J’ai commencé à créer mon identité en commençant à créer mon œuvre. Mon écriture me complète. » Il se définit comme un mystique païen, sans dieu. L’identité, la beauté, la liberté, règnent dans ses essais, dans sa poésie, dans ses leçons données au prestigieux Collège de France où l’on va « pour rêver tout haut sa recherche »(Roland Barthes). L’artiste érudit contemple, sans pause, l’héritage profané de l’antiquité, dénonce cette société de l’anti-amour, de l’anti-sensible, dénonce aussi le religieux lié au politique, plaidant vigoureusement pour la démocratie et la paix dans le monde arabe.
Et voici deux livres, parmi bien d’autres publications, le regard et la parole du poète, deux ouvrages qui s’éclairent mutuellement et participent d’un même dessein vers le juste et le beau. Recherche du point d’intersection entre les deux ?
« Identité inachevée », paroles d’Adonis recueillies par Chantal Chawaf 1), et « Commencement du corps, fin de l’océan », poésie traduite de l’arabe par Vénus Khoury-Ghata. D’abord ses paroles, exprimées en toute liberté, ici proposées en deux parties, plusieurs thèmes (Dieu, Politique, Paix, Les Arabes et l’Occident, Littérature et Poésie, Amour, sexe et création, sans oublier la courte mais forte analyse de son interlocutrice). L’unité du poète engagé et de l’homme intime est manifeste. L’Occident et l’Orient ne sont pas séparables non plus « si on parle poésie, art, philosophie, création. Alors les frontières entre ce qu’on appelle Orient et Occident disparaissent, si jamais elles ont existé. Se demande-t-on si Rimbaud est oriental ou occidental ? Les grandes créations ne sont pas orientales, elles ne sont pas occidentales, elles sont universelles. Si on essaie de donner de l’homme une image plus humaine, et même de l’élever à une dimension cosmique, la division n’existe plus. » Mais « dans l’insaisissable, les mots sont hors d’usage. Ainsi, la création littéraire, plastique, musicale, est-elle toujours en deçà de l’exprimé ».
Adonis, au seuil de l’insaisissable, vigilant, dans » Commencement du corps, fin de l’océan « . Arrêt sur image, sur le titre, pour s’autoriser une respectueuse impertinence. Est-ce inconsciemment ou consciemment que l’auteur inverse, par le libre choix de son titre, le travail de ce dieu auquel il semble ne pas croire, et qui, lui, commença, à l’opposé du poète, par les eaux pour finir par le corps, par notre humanité née avec la fragilité de son innocence ? Si la lecture de la Genèse nous interpelle et nous émerveille toujours, n’est-ce pas aussi (ou plutôt) parce qu’elle est un des textes fondateurs de la poésie universelle contenant tous les éléments qui en assurent sa pérennité ?
Hommage et remerciements à Vénus Khoury-Ghata pour nous avoir donné, car il s’agit bien d’un don, cette belle traduction de l’arabe. Adonis traduit par Vénus … Et que ses détracteurs cessent de répéter que la poésie n’est pas traduisible. « On peut tout traduire si l’on a de bons traducteurs » disait Etiemble. Ne connaissons-nous pas la plupart des grandes œuvres qui nous ont enchantés et nous enchantent toujours, dans la langue qui est la nôtre ? Qui a lu Homère, Horace, Dante, Tolstoï, les Mille et une nuits, et tant d’autres chef d’œuvres, dans le texte ? Malgré les imperfections inévitables des traductions, nous les accueillons à bras ouverts dans nos maisons dispersées depuis Babel, comme des amis venus à l’improviste, pour notre bonheur, par des chemins souvent difficiles, escarpés, pleins de pièges.
De son livre le poète dit : « Je ne sais pas si je peux appeler ce recueil une poésie amoureuse. Il s’agit plutôt d’une expérience, d’une tentative de voir le côté tragique de l’expérience amoureuse. » Sa poésie se substitue à l’archéologue, à l’historien, au romancier. Adonis puise dans l’épigraphie, dans les cultures, dans sa culture. La première suite poétique de son recueil a, pour signe de chaque poème, une lettre de l’alphabet arabe, alphabet qui clôt aussi l’œuvre. Commencement du langage et fin de la parole ? Ici, c’est le corps, la chair qui est langue, rivage, mouvement, présence, histoire, réalité, centre universel. « Je ne veux qu’être langage avec toi – dans l’insoumission de nous – avec nos membres pour alphabet. » Qui doutera de l’aveu quand il entend ce chant : « Rendrai-je mes lettres d’amour à leur encre ? – déchirerai-je les images ? Aujourd’hui je lis mon corps et remplis de tristesse la lampe de cet éveil. » Et « l’existence n’est qu’un espace voué au chant et nous avons écrit notre amour avec une encre amère – vécu sans sagesse – et habité un poème ». Entre deux feux ? Les traces laissées par le poète nous invitent à le penser, à s’interroger. Le premier mot du livre est « feu » (« Feu singulier, elle commença sa vie … »). Le dernier est « triangle », feu reconnaissable au loin. Maintenant, l’homme, le corps, « habite un poème ». On pense à Hölderlin. « Dichterisch wohnt der Mensch ». L’homme habite ou plutôt habitait poétiquement. Evolution, d’un poète à l’autre, d’une poésie à l’autre, déploiement, lente transition. Et c’est un nouveau commencement.