Le fils de Baudelaire nous a quittés. Comme lui poète suprême, essayiste exigeant, remarquable traducteur, Yves Bonnefoy, né en 1923 à Tours, est mort. La poésie est veuve.
Il était venu à plusieurs reprises à Neuchâtel. Il y comptait de solides amitiés, dont feu Marc Eigeldinger qui l’invita pour des conférences à l’Université, et François Ditesheim qu’il rencontra à plusieurs reprises dans sa très renommée galerie de Neuchâtel où furent exposés tant d’artistes sur lesquels il écrivit de si belles pages.
Il me souvient qu’à Vevey, il y a maintenant 2o ans, le Musée Jenisch, accueillait Bonnefoy et des peintres qu’il aimait. Parmi eux : Balthus, Bokor, Giacometti, Tàpies. Ce fut alors une magnifique anthologie de textes du poète qu’Arts et Lettres, publia pour la circonstance. On savait son goût, déjà ancien, pour la peinture (entre autres Piero della Francesca), et le savoir qui s’est traduit dans de nombreuses publications de référence.
Une exposition dont le poète disait tout le plaisir qu’elle suscitait en lui mais aussi l’inquiétude en notre époque où est caractéristique le fait qu’il n’y a plus, entre l’artiste et la société, le lien d’une « espérance commune, au plan fondamental où se formait jadis le rêve du salut après la mort« .
L’art qui lui paraît le plus vrai « c’est celui qui sait reconnaître ce sacré (un arbre devant le soleil couchant, une vitrine que quelques femmes regardent), qui sait opposer ce silence aux clameurs de l’affairement aveugle« . Le sacré : il en dit, en répète, toute l’importance. Cependant Bonnefoy demeura plus que discret à l’égard de la divinité, de Dieu. Car ce n’est pas son goût « de rêver de couleurs ou de formes inconnues, ni d’un dépassement de la beauté de ce monde. J’aime la terre, ce que je vois me comble … » dit-il dans le magnifique Arrière-pays, superbe prose poétique, saluée par son cher et vieil ami Jean Starobinski.
« En face de l’éternel, je ne suis que pure distraction« , m’a-t-il écrit et ce fut pour moi un honneur, et une cure d’altitude mentale, que de pouvoir échanger avec ce grand poète, qui lors de sa leçon inaugurale au Collège de France déclara que « Tout poème recèle en son fond un récit ». Joie aussi, à la réception de chacune de ses lettres manuscrites glissées dans l’enveloppe à la prestigieuse enseigne du Collège où il tint la chaire d’études comparées de la fonction poétique.
Les artistes qu’il aimait, Morandi, Palézieux, Ubac, Bokor, c’est au simple, avec leur génie propre, qu’ils sont sensibles. Dans ses poèmes, dans ses essais critiques, la voix du poète est immédiatement reconnaissable depuis « Du mouvement et de l’immobilité de Douve » qui révélait une voix nouvelle de la poésie française. Une poésie constamment au service de l’esprit, souveraine face aux murmures, à la facilité, à la faiblesse et à la vulgarité même de tant d’écrits contemporains dont une certaine presse se fait trop souvent l’écho comme si elle avait cédé à l’air du temps, à la paresse, renonçant ainsi à toute exigence.
Et il y a aussi, Giacometti, Alberto, sur lequel Bonnefoy publia, voilà bien des années déjà un grand livre. Le sculpteur savait que « s’il échouait dans ses entreprises d’artiste, c’était parce que la merveille est au-delà de toutes les prises, mais sans pour autant que cela prive de sens l’effort qu’on fait pour l’atteindre. » L’effort de l’artiste fonde une éthique qui justifie toute son entreprise.
« L’imperfection est la cime » dit Bonnefoy dans un beau livre de poèmes.
Des photographes aussi suscitèrent son admiration : Cartier-Bresson, qui certainement en a surpris plus d’un en disant : « Quant à la photographie, je n’y entends rien« , ou Martine Franck, dont l’oeuvre touche par cette « solidarité profonde, métaphysique, qui la lie à tous ses modèles. »
Et me revient aussi ce souvenir de notre rencontre au colloque qui lui fut consacré au Château de Cerisy-la-Salle, durant le bel été de 1993, où il était venu, accompagné de son épouse et de leur fille, vivant avec nous, parmi nous, étant l’un de nous, même lorsque nous jouions au ballon rond ! Il m’aida dans mon passage de la poésie au récit, puis au roman, m’écrivant : « n’oubliez pas que vous venez de la poésie et que tout poème recèle en son fond un récit ». Je lui dois beaucoup.
Et pour rendre encore cet hommage au poète, à l’ami, hommage bien incomplet, cette question toute pertinente qu’il pose à notre temps inondé d’images : « L’Occident, le monde, vont-ils périr de trop de photographies ? Qui sait, ils seront peut-être sauvés, au bord de la fin des temps, par l’évidence ingénue, épiphanique, de quelques-unes.«