François Berger

écrivain, éditeur, essayiste et conférencier

Paul Valéry

A vingt ans, au lendemain de cette crise existentielle qu’il appela la Nuit de Gênes, Paul Valéry (1871-1945) croyait déjà à la puissance de la pensée et aux valeurs de l’esprit, un mot qui revient si souvent sous sa plume.

Académicien, poète glorieux, artiste de la langue, professeur au prestigieux Collège de France, il fut aussi un amoureux passionné.

Qu’est-ce donc qui nous a si fortement séduit dans son œuvre ? Sans doute l’accord de l’intelligence et d’une poésie de haut vol, donc pas toujours facile d’accès.

La Poésie est une survivance, a-t-il écrit. Poésie, dans une époque de simplification du langage, d’altération des formes, d’insensibilité à leur égard, de spécialisation, est chose préservée. On n’inventerait pas aujourd’hui les vers. Ni d’ailleurs les rites de toute espèce (Littérature).

Son art est tout inspiré par la vie de l’homme, ses mythes, les œuvres de ses philosophes, de ses artistes et de ses scientifiques. Nous a aussi séduit sa défense fervente de l’Europe, ou plutôt de cet esprit européen dont il sut si bien nous parler à travers sa prose magnifique.

Valéry resta toujours proche de l’humain, n’ayant de cesse de l’inviter à découvrir et cultiver ses dons. Tout chez lui est ramené à la mesure de l’homme, illustre ou méconnu, le mettant en garde contre les systèmes.

 

Comme l’écrivit il y a plusieurs lustres Daniel Simond, professeur de littérature à Lausanne, dans son bel hommage : Valéry n’a rien à offrir aux amateurs de certitude et de consolations, pas même de pascaliens cris d’effroi. Il ne cherche pas plus à atteindre la paix qu’à conclure. La paix ? Mais ce serait la mort de l’esprit, qui vit de questions plus que de réponses (Paul Valéry, Œuvres Choisies, Abbaye du Livre, Lausanne, 1947).

Se plonger dans cette œuvre si riche et qui nous interpelle toujours, c’est éprouver  des frissons d’intelligence, pour reprendre les mots de Claude Frochaux, ancien éditeur et brillant essayiste.

 

L’hostilité naturelle des hommes entre eux détermina Valéry à porter un nouveau regard critique sur l’histoire. A l’issue de la Première Guerre mondiale il nous livra une analyse puissante. Dès la première phrase de La Crise de l’Esprit (1919) le ton est donné, véritable clé de sol de cette symphonie de la pensée et de la poésie :

 

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

 

Le poète a vu de ses propres yeux le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins. Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?

 

La Crise sonnait le glas de la prééminence européenne. Mais qu’est-ce qu’un Européen et par quoi son esprit européen se caractérise-t-il ? Partout où les noms de César, de Caïus, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne (L’Européen).

Selon Valéry L’Europe aurait imprudemment exporté sa science, livrant les secrets de sa puissance. Ces secrets se retournent contre elle et le danger est d’autant plus redoutable que l’Europe, à l’instar de la Grèce, n’a pas su avoir la politique de sa pensée. Cependant ce n’est pas l’Europe qui l’emporte, c’est l’esprit européen (L’Européen).

 

Il eut, il y a presque un siècle, ces paroles qui semblent aussi nous être destinées : Vous savez quel trouble est celui de l’économie générale, celui de la politique des Etats, celui de la vie même des individus : la gêne, l’hésitation, l’appréhension universelles. Mais parmi toutes ces choses blessées est L’Esprit. L’Esprit est cruellement atteint ; il se plaint dans le cœur des hommes et se juge tristement. Il doute profondément de soi-même (L’Européen).

Et face à l’avenir de la littérature le poète doute aussi. Je doute que la littérature obtienne quelque jour son Nicolas Rameau ou son Jean-Sébastien Bach. S’ils paraissent jamais, ne soyons pas jaloux de leur destin. Ils auront la vie dure (Le retour de Hollande).

Chez l’auteur de La Jeune Parque ne retentissent pas uniquement des êtres illustres, poètes, compositeurs, philosophes, inventeurs et peintres de génie tel Léonard de Vinci qu’il admira tant et auquel il consacra des pages à la fois érudites et lumineuses.

Car existent aussi les inconnus, perdus, isolés par volonté ou par des circonstances indépendantes de celle-ci. Hommes et femmes, dont jamais ou peut-être jamais nous ne connaîtrons l’œuvre confidentielle, ou négligée à tort. Demeure l’injustice du destin face à ceux laissant une œuvre de qualité, si ce n’est davantage, silencieuse dans l’écrin du secret.

Ainsi l’énigmatique témoin de Monsieur Teste, lequel l’est tout autant que le narrateur : Valéry lui-même ou son masque ? La bêtise n’est pas mon fort. J’ai vu beaucoup d’individus (…) Je revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands spectacles, et peut-être la substance de vingt livres (La Soirée avec Monsieur Teste).

Oui, mais qu’a-t-il écrit ce témoin énigmatique ? Peut-être rien. Valéry ne rêva-t-il pas d’un être qui eût les plus grands dons, pour n’en rien faire, s’étant assuré de les avoir.

 

On oublie parfois que Valéry fréquenta des savants, mathématiciens, physiciens, d’autres encore. Il lancera une pique aux littéraires en laissant entendre que ces rencontres le stimulèrent plus que celles des écrivains. Einstein est parmi les plus célèbres et il lui vouera une grande admiration : Le seul artiste au milieu de tous ces savants, disait-il, sachant que la science aussi peut être servante du Beau. Cependant il écrira que les têtes les plus fortes, les inventions les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être des inconnus, des avares, hommes qui meurent sans avouer (Variété).

Une question surgit ici : faut-il tout comprendre ou tout chercher à comprendre ? Valéry l’humaniste, légitime descendant des hommes qui firent la Renaissance, dont l’œuvre s’est nourrie de connaissances puisées au sein de la culture antique, des sciences et de l’histoire, répond par la négative. Dans le métier de philosophe, il est essentiel de ne pas comprendre. Il leur faut tomber de quelque astre, se faire d’éternels étrangers. Ils doivent s’exercer à s’ébahir des choses les plus communes. Pénétrez dans le temple d’une religion inconnue, considérez un texte étrusque, asseyez-vous auprès de joueurs dont le jeu ne vous fut appris, et jouissez de vos hypothèses (Le Retour de Hollande).

Je pense ici à l’étonnement philosophique dont a parlé la philosophe Jeanne Hersch, étonnement qui permit à la philosophie de prendre son envol sur les terres grecques brûlées par le soleil, brûlures qui n’empêchèrent point La Connaissance, La Beauté et L’Harmonie.

 

Ce que nous aimons dans les grandes œuvres de l’esprit, n’est-ce point, avant tout, le Vrai que le Beau fait pressentir en nous, dans notre corps et notre intelligence ? Mais le Beau n’est-il pas devenu suspect ? Que signifie aujourd’hui L’Harmonie que connut et pratiqua dans son art chaque civilisation ? Le Beau serait-il devenu source d’inquiétude car recelant en son fond le pouvoir de nous rapprocher du Vrai ? Et la subjectivité dominante devrait alors céder le pas devant plus grand qu’elle.

Serions-nous la première civilisation, dont les limites précises restent encore à définir, à rompre délibérément des équilibres qui contribuèrent durant des millénaires, de Sumer et Babylone, et même d’avant, jusqu’à l’art moderne, à la réalisation de chefs-d’œuvre ? Nous les avons contemplés et nous les contemplons toujours avec émotion et joie, inquiétude parfois. Notre esprit, donc notre corps aussi, car tout vient de la matière, en ont besoin non seulement pour vivre mieux mais aussi, de manière sans doute moins consciente, pour nous rapprocher davantage du Vrai.

L’œuvre d’art semble plus ancienne que la parole écrite, les mots de la tribu chers à Mallarmé dont Valéry fut si proche et sur lequel il écrivit des pages fortes. L’art est langage, rassemblement, vision. Y aurait-il une science du Beau ? Le Beau est ce qui désespère, disait Valéry, tant il savait sa recherche difficile. Ses lignes d’il y a près de cent ans et qui s’adressent toujours à nous : La Beauté est une sorte de morte. La nouveauté, l’intensité, l’étrangeté, en un mot toutes les valeurs de choc l’ont supplantée. L’excitation toute brute est la maîtresse souveraine des âmes récentes et les œuvres ont pour fonction actuelle de nous arracher à l’état contemplatif, au bonheur stationnaire dont l’image était jadis intimement unie à l’idée générale du Beau. Elles sont de plus en plus pénétrées par les modes les plus instables et les plus immédiates de la vie psychique et sensitive (Variété).

 

L’art contemporain, immense affaire financière aux mains des puissances de l’argent, a un puissant allié, la médiatisation, laquelle emporte présomption de qualité !

Il n’apparaît nullement comme la forme suprême de l’activité humaine dont parlait Valéry, mais bien plus sa déchéance ou son mépris brutal.

L’auteur de La Soirée avec Monsieur Teste est aux antipodes des facilités, futilités et prétentions artistiques de notre temps auxquelles on accorde des faveurs imméritées.

 

Me reviennent en tête ces vers du poète Yves Bonnefoy, grand admirateur de Paul Valéry, lui aussi professeur au Collège de France : Ainsi marcherons-nous sur les ruines d’un ciel immense / Le site au loin s’accomplira / Comme un destin dans la fine lumière (Les ruines du ciel).

Quel site ? Et quand ? Le monde d’aujourd’hui vit dans l’insupportable de l’agitation et dans l’appréhension de l’isolement d’où sa course effrénée à la communication constante.

 

Face à l’impatience, je repense à ces vers extraits de Palme :

 

 

Patience, patience,

Patience dans l’azur !

Chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr !

 

Mais tout est périssable, comme le chante admirablement le poète dans Le Cimetière marin :

 

Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,

Les derniers dons, les doigts qui les défendent,

Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

 

Pour Valéry l’au-delà demeurera longtemps, et peut-être toujours, un point d’interrogation. Jusqu’au seuil de sa mort dira une religieuse. Celui qui est appelé Dieu n’existerait-il que dans l’imaginaire fertile et parfois trompeur, toujours incertain, de l’humain constamment en proie à sa peur innée et aux espérances que les religions lui ont inculquées ? Et les dieux ? Un tyran athénien, lequel avait une réputation d’homme profond, avait coutume de dire que les dieux ont été inventés pour punir les crimes secrets.

Les rites et les cultures, la création des dieux puis d’un Dieu qui leur a succédé, ont sans doute rendu plus supportables les peurs humaines. Mais Valéry eut la volonté constante de rendre l’homme à lui-même car tout ce qu’il aime, pense, découvre, ressent, est à lui, l’homme au centre de son univers comme chez Léonard. Importance donc, chez le poète, du mythe, sur lequel il faut revenir un peu. Son importance découle de sa nécessité. Il sut rendre plus saisissable ce sujet difficile. Ainsi en quelques mots : Ce qui périt par un peu plus de précision est un mythe. Sous la rigueur du regard, et sous les coups multipliés et convergents des questions et des interrogations catégoriques dont l’esprit éveillé s’arme de toutes parts, vous voyez les mythes mourir (Petite Lettre sur les mythes). Aussi se demandait-il dans cette Lettre adressée à une inconnue : Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? Peu de chose, et nos esprits bien inoccupés languiraient si les fables, les méprises, les abstractions, les croyances et les monstres, les hypothèses et les prétendus problèmes de la métaphysique ne peuplaient d’êtres et d’images sans objets nos profondeurs et nos ténèbres naturelles.

Dans la pensée valéryenne le Verbe, contrairement à l’évangéliste Jean, n’est pas au commencement. Au commencement était la fable. Elle y sera toujours (Variété).

 

Paul Valéry quitta le monde des vivants il y a plus de soixante-dix ans. A-t-il été un mystique sans Dieu ? On l’a dit, on l’a écrit. Cependant Lucienne Vannier, religieuse et médecin, raconte que lors de sa dernière nuit il demanda avec insistance son carnet de notes intimes et écrivit : Le mot Amour ne s’est trouvé associé au nom de Dieu que depuis le Christ. On ne conclura pas hâtivement à un aveu de foi survenu à la fin d’une vie d’intense et haute recherche intellectuelle et poétique dont, cependant, il avait peut-être perçu les limites.

Sa tombe se trouve à Sète, sur les lieux qui lui inspirèrent son poème le plus célèbre, Le Cimetière marin, devant La mer, la mer toujours recommencée ! vers si célèbre qu’on le prendrait pour un refrain que conserve mieux la mémoire davantage habituée à la permanence et à l’immanence de l’Etre qu’à l’impermanence et à la transcendance.

 

François Berger